Horlogerie et cosmologie
27 avril 2017Suite des échanges avec Jean-Luc Laplagne et Adeline Udry, je reviens sur l’article « Zoomer dans une image : du point et du bougé » publié en juin dernier et notamment sur ce qui était l’objet sur lequel le photographe (très probablement Ilg lui-même) avait fait le point davantage que sur ses invités — ce qui est un élément technique intéressant, j’en parlerai tout à l’heure.
Sur l’appui de fenêtre du salon, derrière les convives, on voit très nettement un modèle réduit de locomotive équipé de deux cadrans. Les roues et la chaudière sont reliées par un système de bielles articulées et l’on peut penser que la petite machine fonctionnait. Un petit moteur à vapeur ? Deux cadrans sont visibles, sur le corps de la cabine du conducteur et au milieu de la chaudière tubulaire : une horloge et un baromètre. On ne voit pas de thermomètre.
Devant la machine, on aperçoit deux sphères sous lesquelles se devinent des roues dentées et si l’on prête davantage attention, d’autres sphères plus petites reliées à la base du dispositif par de fines tiges coudées. Il s’agit d’un petit planétaire, représentation du système solaire mû par un mécanisme denté. On devine assez clairement à droite du baromètre la Terre munie de son satellite Lune qui tourne lui-même sur son orbite. Le tout est vraisemblablement ici en position repliée.
Le Musée des Arts et Métiers présentait récemment (25 octobre 2016 au 26 mars 2017) une exposition intitulée Machines à dessiner, où était exposé un Tellurium.
Voici d’autres vues qui permettent de mieux comprendre comment se présente un planétaire.
Et une vidéo qui montre comme fonctionne un modèle similaire moderne à construire soi-même, dans laquelle on voit bien comment le dispositif peut être aligné en position arrêt.
Quant à la locomotive, il existe à la fin du dix-neuvième siècle des modèles réduits de machines à vapeur équipées d’une horloge, d’un baromètre et parfois d’un thermomètre installé sur la cheminée (photographies trouvées sur le Net).
Et l’on découvre en élargissant un peu la recherche que l’horlogerie ne manquait pas d’imagination pour coupler toutes sortes de machines à la triade horloge, baromètre, thermomètre.
Ce petit tour d’horizon, à partir d’observations judicieuses faites par Jean-Luc Laplagne et Adeline Udry — que je remercie cordialement — laisse entrevoir une partie des activités de l’ingénieur Ilg en Éthiopie, de l’influence certaine qu’il avait auprès du roi puis du roi des rois, Ménélik II, grand amateur d’objets techniques, et du rôle qu’il joua aussi dans la constitution des collectes ethnographiques qu’il donnera à la Société de géographie de Zurich puis ensuite au musée d’ethnographie de l’Université de Zurich. En ceci, Alfred Ilg se conformait lui aussi aux ambitions savantes d’autres voyageurs, comme Paul Soleillet, Jules Borelli, ou le vicomte du Bourg de Boza.
Rappelons aussi que Rimbaud — que son ami Verlaine nommait philomathe, « assoiffé de science » — et qui entretenait avec Alfred Ilg des relations suivies, se passionnait également pour les arts et techniques de l’ingénieur. Et que lorsqu’il pense pour la première fois (janvier 1881) à commander un matériel de photographie, il se préoccupe aussi de faire venir de quoi naturaliser des oiseaux : « nous recevrons aussi le matériel de préparateur d’histoire naturelle et je pourrai vous envoyer des oiseaux et des animaux qu’on n’a pas encore vus en Europe ».
Enfin, et cela explique le peu de profondeur de champ dont dispose le photographe pour cette prise de vue, le cliché a été fait en intérieur avec l’appoint d’une lumière artificielle. On voit nettement le reflet dans la vitre et dans une des sphères du planétaire de ce qui est une simple lampe ou le déclenchement d’un dispositif de lumière artificielle du type poudre de magnésium (lequel assez dangereux, dégageait beaucoup de fumée, ce qui ne me paraît pas très compatible avec l’occasion de ce dîner).
Nota Bene. Alfred Ilg avait recruté en 1898 pour le roi des rois un compatriote, Édouard Evalet, lequel était horloger (j’en parlerai un jour prochain). Ménélik était grand amateur d’horloges et de montres (autant que d’armes et d’instruments d’optique) qu’il collectionnait. On sait qu’il offrit à Léon Chefneux une très belle montre de poche signée Lattès, en remerciement de ses services, comme l’indique l’inscription à l’intérieur du boîtier : « Don de Sa Majesté Menelik II Empereur d’Ethiopie ». Ce cadeau impérial demeura dans la famille un certain temps, avant d’être vendu aux enchères le 15 novembre 2009 à Genève pour 52.500 francs suisses, ce qui irrita fort le regretté Professeur Pankhurst.
une documentation très intéressante, merci. JP
Merci Jean-Pierre, un bel exemple de l’effet positif d’entrainement du Net : le billet part de propositions et de remarques (de Jean-Luc Laplagne notamment) à partir de la reprise par Adeline Udry sur Facebook de la photographie des convives d’Ilg et le détail sur la locomotive (VMZ_800_22_013).
Ce sont les détails et les énigmes qui font que cette histoire qui relie Rimbaud, Ilg, l’Abyssinie et le train soit si passionnante.