Le chemin de fer de tous les dangers

10 septembre 2013 Par hugfon

par Maurice Weerts

PAST161-Gotha29

Coupure de Gotha, 27 juillet 1929. Coll. Michel PASTEAU

Ce texte, le chapitre 12 dans son intégralité, est extrait des mémoires inédites de Maurice Weerts intitulées : Un demi-siècle au pays du Négus. Il m’a été communiqué par Jacques Weerts, son fils, qui en autorise aimablement la publication ici. La version originale de ces mémoires a été revue par son petit-fils, François Weerts, qui en avait fait la promesse à son grand-père. Je leur suis particulièrement reconnaissant de m’autoriser à publier ici ces quelques pages. Cette contribution est un exemple des échanges favorisés par la création de ce blog, il y a un peu moins d’un an, après la parution de Un Train en Afrique / African Train. J’ai fait en effet la connaissance de Jacques Weerts par la Toile, et grâce à Catherine Paoli, fille de Jacques Auriol, qui fut directeur du Chemin de fer franco-éthiopien.

On trouvera en note l’essentiel de l’Introduction dans laquelle M Weerts explique les motivations qui l’ont conduit à rédiger ses souvenirs. [1] J’illustre ce chapitre, et particulièrement le dernier paragraphe où il est question de la force des crues d’orage, d’une photographie extraite des archives de Michel Pasteau, un des derniers directeurs du Franco-éthiopien, autre personnalité remarquable liée à l’histoire du chemin de fer Djibouti − Addis Abeba (il précéda J Auriol dans cette fonction).

Cette photographie me fascine tant par ce qu’elle représente manifestement et qui sidère : un tablier de pont de 20 m (sur le Gotha — relire ce billet) emporté par les eaux et dans lequel se sont encastrés branches et troncs d’arbres. Mais aussi par l’expression de ce personnage qui pose devant les dégâts et l’accumulation des débris du végétal et du métal emportés par la crue, cambré, arrogant presque, trop élégamment vêtu en la circonstance avec bottes, chapeau et gants. Et jusque par ce détail, au premier plan, qui semble être la boîte de l’appareil du photographe. Ne serait-ce pas un autoportrait, le photographe ayant utilisé un déclencheur à retardement ? Je publierai prochainement un billet sur cette « coupure de Gotha » intervenue le 27 juillet 1929.

Mais laissons place au récit de Maurice Weerts.

Le chemin de fer de tous les dangers (Chapitre 12)

« Lorsque je débarquai à Djibouti à l’automne de 1926, les fils barbelés qui avaient protégé la ville contre une attaque possible des Turcs, étaient encore en place et l’arrière-pays était réputé peu sûr. Vingt ans auparavant, à l’arrivée de Baijeot, la situation était bien plus difficile encore. Les relations avec l’Éthiopie se limitaient à des caravanes de chameaux qui mettaient 40 jours pour relier Djibouti à la capitale éthiopienne. Les caravaniers utilisaient le plus souvent le crochet par Harar, passant le long des monts Tchertcher et Aroussi, de préférence à la route de la plaine, plus courte mais infestée de pillards Issa. La construction de la ligne du chemin de fer, à voie étroite (un mètre) et unique, avait été commencée durant les dernières années du XIXe siècle, à l’instigation de deux conseillers suisses de Ménélik II, mais la première société fit faillite, pour être remplacée par une seconde qui échoua également, faute de moyens financiers suffisants. La troisième société finit par reprendre l’actif pour une bouchée de pain et acheva la construction du chemin de fer jusqu’au village d’Akaki à 25 kilomètres de la capitale, puis deux ans plus tard, jusqu’à Addis-Abeba. L’impératrice Zaoditou avait refusé de voir des machines qu’elle apparentait à la sorcellerie venir contaminer sa ville. Le régent Ras Tafari, tout anxieux qu’il fût de moderniser son futur royaume, n’avait pas assez de pouvoir politique pour neutraliser cette opposition, soutenue d’ailleurs par l’Église copte et par plusieurs grands chefs féodaux, conscients du risque mortel encouru par leur pouvoir local personnel si ce moyen de transport, pour eux diabolique, atteignait un jour leurs propres provinces.

La construction du chemin de fer se fit sous les attaques répétées des nomades Issa et Danakil, opposés à une présence étrangère menaçante pour leurs guerres tribales séculaires. Elles étaient implantées si profondément dans leurs traditions qu’un jeune homme ne pouvait prendre femme s’il ne produisait d’abord aux anciens de la tribu les attributs virils de guerriers ennemis tués au cours de raids.

Cette coutume barbare avait pour origine le besoin, pour survivre soi-même, d’éliminer le plus grand nombre possible d’ennemis et affaiblir ainsi les tribus rivales qui auraient pu interdire l’accès aux pâturages et aux points d’eau et condamner à mort par la soif et la faim les troupeaux et l’ensemble de la tribu. Tous ensemble, les ouvriers employés à la construction du chemin de fer devaient garder le fusil à portée de main, jour et nuit, et la présence des soldats éthiopiens dans les camps ne leur était d’aucun secours, ces soldats étant eux-mêmes la cible préférée des nomades. Dans le désert somali, les températures étaient très élevées pendant les six mois de l’été, 45 degrés à l’ombre le plus souvent, et il fallait travailler au soleil. Je ne pourrais mieux vous faire sentir l’intensité de cette chaleur qu’en vous disant que les pierres à demi enterrées dans le sable avaient toutes leur partie exposée calcinée, noire, ce qui donnait au paysage un aspect de désert de lave immense, une impression renforcée par la présence de cônes volcaniques couverts chacun de son cratère rempli de sable et d’épineux

Les acacias formaient l’immense majorité de la broussaille, le plus souvent sans feuillage, mais aptes à faire jaillir des feuilles et des rameaux neufs si la pluie intervenait pendant quelques jours, en mars et avril le plus souvent. Le terrain était découpé par de profondes vallées, aux parois abruptes, le plus souvent creusées par les torrents dévalant des collines de plus en plus hautes de l’arrière-pays. Il m’est arrivé d’être surpris par l’irruption soudaine d’un flot, causé par de gros orages très éloignés, alors que le ciel état bleu au-dessus de moi et que le lit de l’oued était absolument sec un instant auparavant. L’eau avançait comme un mur, très rapidement, roulant des masses de pierres dans un bruit de tonnerre et il fallait courir en toute hâte vers un point élevé. J’ai connu plusieurs cas de gens assommés et noyés pour avoir voulu dégager leur véhicule ensablé dans le lit de l’oued au moment où survenait cette espèce de mascaret. Il y eut même le cas en 1928 d’un pont du chemin de fer emporté pendant la nuit, la locomotive du train de marchandises envoyée par le flot à des centaines de mètres de son point de chute, les corps du mécanicien et de son chauffeur enfouis à tout jamais dans le désert de sable. Les trains de voyageurs ne circulaient jamais de nuit dans ces années-là et un pont emporté signifiait une interruption de trafic parfois très longue. Lors d’une catastrophe de ce genre, à 500 kilomètres de Djibouti, la rivière Errer emporta le pont de manière telle qu’il fallut trois mois pour le remplacer. La compagnie du chemin de fer recruta des camions pour un service de va-et-vient entre les deux rives, car quelques heures après la catastrophe, le lit de la rivière avait repris son aspect habituel, en dehors des pierres et des débris abandonnés par le flot déclinant. La ligne ferroviaire courant pendant 500 kilomètres à une distance relativement courte des montagnes du Harar et du Tchertcher, le danger de crues subites était permanent pendant les mois de pluies dans ces montagnes, alors que la plaine restait sous le ciel bleu habituel. »

Je publierai prochainement un autre extrait de Un demi-siècle au pays du Négus dans lequel Maurice Weerts relate son voyage en train de Djibouti à Diré-Daoua.



[1] Les pages qui suivent sont écrites sans aucune prétention littéraire, au fur et à mesure du déroulement de mes souvenirs, accumulés au cours d’une longue vie qui m’a mené d’un modeste village hervien aux approches d’un trône, l’un des plus anciens de l’histoire, celui des Négus éthiopiens, et dont une révolution militaire vient d’amener une fin sans gloire, mais combien triste et cruelle pour l’Empereur Hailé Sélassié 1er, octogénaire, paternaliste certes, mais gouvernant éclairé et progressiste prudent.

Mon intention est d’enregistrer, surtout pour mes petits-enfants et pour ceux qui leur succéderont dans la famille, mais aussi pour quelques-uns de mes contemporains qui me l’ont demandé avec une aimable insistance, les événements dont je fus le témoin et, à bien des reprises, l’un des acteurs, le genre de vie dans lequel j’acquis ma formation, et les nombreuses personnalités que j’eus la bonne fortune d’approcher au cours des ans. J’ai malheureusement attendu trop longtemps pour commencer la rédaction de ces notes. Je perds ainsi une source importante de souvenirs communs en la personne de votre grand-mère tant regrettée. De droit, ces pages lui sont dédiées, car elle fut le but de mes activités lorsque celles-ci se précisèrent dans leur orientation définitive. Elle subit héroïquement de longues séparations d’avec ses enfants, et elle partagea sans jamais s’en plaindre les périls auxquels nous fûmes mêlés à bien des reprises. Il est juste de bénir la mémoire de celle qui a tant donné vaillamment, à vos parents comme à moi-même, et aussi généreusement à ses nombreux amis et amies, aujourd’hui dispersés dans le monde, qui lui avaient accordé une durable amitié.

Puis-je me flatter d’avoir esquissé un monde bien différent de celui que vous connaissez, qui avait, pour nous, ses joies et ses soucis, ses souffrances aussi, mais dans lequel un travail obstiné, constant et honnête permettait d’accéder librement à une vie plus aisée, plus saine, meilleure assurément que celle que nos parents avaient connue avant nous. Une vie également plus exaltante et plus créatrice que celle qui semble devoir être le lot de votre génération.