Le double Rimbaud

26 décembre 2013 Par hugfon

Café1

Djibouti. Au Café de la Paix. Des exemplaires de cette carte ont été postés en 1903 ou 1905, avec un timbre à date de la Côte française des Somalis ou la marque postale d’un paquebot de ligne. J’en connais deux versions, qui montrent le même groupe d’Européens attablés à la terrasse du café. Autour d’eux, des gamins de la rue. Les plus jeunes sont nus. D’autres, plus âgés, tiennent des éventails. À l’arrière-plan, un ou deux serveurs, peut-être le patron. Entre les deux vues, le photographe a modifié l’angle de sa prise, comme s’il avait l’intention – ou la mission – de photographier l’ensemble de la façade. Certains personnages ont changé de place.

On pourrait sans grand risque de se tromper proposer un ordre à ces clichés : dans le premier, tout le monde pose, enfants compris ; dans le second, quatre des enfants ne regardent plus le photographe, la composition de la photographie est moins soignée et le regard est attiré par les panneaux où s’affichent les menus. L’image se veut aussi publicitaire.

Café2

Le Café de la Paix à Djibouti est tenu par un Grec, Athanase Rhigas, qui compte parmi les premiers aventuriers, Grecs, Italiens, Arméniens, Français… venus tenter fortune dans ce coin desséché d’Afrique, au bord du golfe de Tadjourah, où vivent les Afars1 et les Issas2.

café de la paix

Là où, quelques années plus tôt, il n’y avait encore que quelques paillotes, ces pionniers ont construit une ville : Djibouti, qui devient en 1896 le chef-lieu de la toute nouvelle Côte française des Somalis.

Vue générale 1892b

Le gouverneur Lagarde y installe la Résidence.

résidence

Athanase Rhigas ouvrira le Grand Hôtel Continental, place Ménélik, un des deux hôtels, avec celui des Arcades (qualifié de « Maison française »), à se partager la clientèle des voyageurs.

grand hotel

La BnF conserve plusieurs lettres de Henry de Monfreid à l’en-tête du Grand Hôtel Continental, dont celle-ci.

Monfreid1916

Lettre de Henry de Monfreid à Armgart Freudenfeld, Djibouti, le 18 juillet 1916 (manuscrit autographe).

Sur cette facture du 31 mars 1916 (d’une portion de moules), les deux établissements sont clairement associés.

cafedelapaix

Le Café de la Paix va aussi éditer des cartes postales (j’ignore à quelle date). La plupart représentent des vues de Djibouti ; quelques-unes, de Diré-Daoua.

Arrivée du Gouverneur

Le 9 janvier 1905, l’aviso-transport Durance, de la Division navale du Pacifique (Cdt Henri Rozier), mouille dans la rade de Djibouti3. Le navire faire route vers Toulon en provenance de Papeete. À Colombo, il a dû relâcher pour faire réparer.

aviso Durance2

L’aviso « Durance » photographié à Nouméa. Selon Segalen : « le type de ces avisos-transporteurs, mixtes à en être hermaphrodites et qui ne surent jamais s’ils étaient trois-mâts barque ou steamers, péniche ou croiseurs ».

À son bord, le médecin-major Victor Segalen, qui rentre d’un séjour de trois ans en Océanie4.

Segalen marin

Victor Segalen

Dans le recueil d’œuvres de l’écrivain ethnographe que Michel Le Bris a rassemblées sous le titre : Voyages au pays du réel. Œuvres littéraires, ce dernier écrit :

« Le 9 janvier 1905, la Durance, réparée, fit escale pour sept jours à Djibouti et les descriptions que par avance Segalen fit des paysages qu’il s’attendait à voir montrent qu’il était déjà hanté par la grande figure de Rimbaud. Les traces étaient encore fraîches du poète, mort treize ans plus tôt à Marseille. « Je tente d’imaginer ici, sur les quelques documents découverts, ce que peut être l’explorateur. Car le poète, d’autres l’ont dit : « Pourra-t-on jamais concilier en lui-même ces deux êtres l’un à l’autre si distants ? » Ou bien ces deux faces du Paradoxal relèvent-elles toutes deux d’une unité personnelle plus haute et jusqu’à présent non manifestée ? Il interrogea des témoins, notamment les frères Righas, dans une démarche très semblable à celle qui lui fit mettre ses pas dans ceux de Gauguin, ce dont témoigne cette note, jetée dans son Journal : « Commencer une série. Les hors-la-loi I. Gauguin dans son dernier décor. II. Le Bovarysme d’Arthur Rimbaud. »

Jean-Jacques Lefrère note dans son livre, Sur Arthur Rimbaud. Volume 2 : « Les frères Righas étaient quatre : Ottoman (l’aîné), Dimitri, Athanase et Constantin (le cadet, qui avait été agent de la maison Vianney, Bardey & Cie). Victor Segalen, pendant son escale à Djibouti de janvier 1905, rencontra Athanase, devenu patron du Café de la Paix et son frère Constantin, alors établi à Diré-Daoua. »

Constantin Rhigas avait été l’assistant de Rimbaud à l’agence de Harar de la maison Bardey. Il fut le compagnon des équipées du poète devenu explorateur.

autoportrait bras croisés

© Bibliothèque nationale de France

Victor Segalen écrit avoir été hanté depuis longtemps par les « puissantes syllabes » du Bateau Ivre. Il l’est aussi certainement par l’énigme qu’incarne Rimbaud du refus de la poésie pour une autre vie5. Lors de son séjour à Djibouti, Segalen entame le travail qui aboutira au texte publié un an plus tard au Mercure de France, le 15 avril 1906, sous le titre : Le double Rimbaud6.

« On sait comment Arthur Rimbaud, poète irrécusable entre sa quinzième et sa dix-neuvième année, se tut brusquement en pleine verve, courut le monde, fit du négoce et de l’exploration, se refusa de loin à ce renom d’artiste qui le sollicitait, et mourut à trente-sept ans après d’énormes labeurs inutiles. Cette vie de Rimbaud, l’incohérence éclate, semble-t-il, entre ses deux états. Sans doute, le poète s’était-il déjà, par d’admirables divagations aux routes de l’esprit, montré le précurseur du vagabond inlassable qui prévalut ensuite. Mais celui-ci désavoua l’autre et s’interdit toute littérature. Quel fut, des deux, le vrai ? Quoi de commun entre eux ? Pouvait-on, les affaires bâclées et fortune faite, espérer une floraison, un achèvement ou un renouveau des facultés créatrices ? Cela reste inquiétant de duplicité. » (op. cit. p. 321)

Ce dernier mot résonne étrangement. Plus loin, Segalen poursuit – et l’on sent bien que l’ambivalence de Rimbaud le trouble profondément :

« Le cas est évidemment singulier, d’un poète récusant son œuvre entière de poète, et la récusant non seulement par des paroles ou des dédains soupçonnables d’affectation, mais par dix-huit années de sa maturité, par son mutisme définitif. Tant de gens, même sincères, sont à l’affût du moindre des échos suscités par leur nom que l’on s’étonne d’une attitude exactement opposée. Entre l’auteur des Illuminations et le marchand de cartouches au Harrar, il existe un mur, et ce mur ne serait ni plus complet ni plus étanche, si, au lieu de n’avoir été que le second aspect du même homme, l’explorateur était né frère ennemi du poète ; si, en place d’un double Rimbaud, nous avions eu deux Rimbaud. » (op. cit. p. 334)

Le Double Rimbaud

Parmi ces aventuriers attablés à la terrasse du Café de la Paix (« négociants, hommes d’affaires, conducteurs de caravanes, consuls ou autres »), Segalen est sûrement allé chercher ses témoins, vrais ou faux compagnons d’affaires du Rimbaud africain. Celui qui est allé, profère Pierre Michon, « crever longtemps dans la Corne nulle de l’Afrique, chez les peuplades sans violon, où on n’a d’autres maîtres que le désert, la soif, le Sort, tous souverains peu visibles et ensablés comme des sphinx, mais souverains, capitaines, murmurant d’ineffables branle-bas dans le vent sur les dunes, les clairons fantômes du vent ». (Rimbaud le fils, 1991)

« Sa figure, écrit Segalen, est restée là-bas très vivace. Ou plus exactement, il semble que la notoriété récente du poète ait ravivé, dans la mémoire des gens qui l’approchèrent, des souvenirs près de s’éteindre. Ceux-là se gonflent d’importance à qui l’on parle du vagabond d’autrefois. À Djibouti, chacun de ses anciens compagnons de négoce se déclare sans hésiter « l’intime ami de Rimbaud qui n’en avait pas d’autre ». On peut néanmoins, à travers leur emphase, esquisser une silhouette vraisemblable du second Rimbaud :

Un grand homme maigre, sec, grand marcheur, oh ! marcheur étonnant !… le paletot ouvert, un petit fez sur la tête, il allait, allait toujours. — C’était un homme d’une conversation stupéfiante : tout à coup il vous faisait rire, mais rire !

— Et ses qualités en affaires ? Pourquoi son échec ?

— Manque de capitaux, d’abord. Le pays, à ce moment, était absolument sauvage et nécessitait d’importantes mises de fonds pour organiser les caravanes… Mais notre homme était extraordinaire… Il parlait anglais, allemand, espagnol, arabe et galla. Puis il était très sobre, ne buvait jamais d’alcool ; du café seulement, à la turque, comme on en prend dans le pays.

— Avec des capitaux suffisants, eût-il pu réussir ?

— Non, peut-être. Bon comptable, il ne pensait pas assez aux affaires… il devait avoir d’autres idées en tête…

— L’argent le tentait, pourtant ?

— Il était très parcimonieux, très acharné, mais de gros gains ne l’auraient même pas satisfait.

— Parlait-il quelquefois de ses amis en France ?

— Jamais. Il n’aimait en France absolument que sa sœur, disait ne désirer revenir que pour elle… D’ailleurs, longtemps après sa mort j’ai reçu une lettre de sa sœur, une lettre, oh ! comme lui aurait pu en écrire… Vit-elle toujours ?

Nous rassurons notre interlocuteur.

— Mais vous saviez que Rimbaud écrivait ?

— Oh ! oui, de belles choses… des comptes rendus à la Société de Géographie, et aussi un livre sur l’Abyssinie… 7

Tous les « souvenirs » du même genre pèchent, d’ailleurs, par les personnalités interrogées. Ces négociants, hommes d’affaires, conducteurs de caravanes, consuls ou autres, ne pouvaient évaluer que des aptitudes commerciales. On ne doit espérer en extraire la moindre note sur le Rimbaud poète, lequel, à ce moment, était, hors d’un cercle minime, absolument inconnu. Si bien que s’intéresser à ses manifestations artistiques (à supposer que cette période de sa vie en présentât) eût été faire œuvre de critique hors pair, le découvrir. Ses compagnons de labeur n’ont évidemment soupçonné en lui que l’honorable correspondant de la Société de Géographie. » (op. cit. p. 331) 8

auto-balus-sitemusée (1)

© Musée Arthur Rimbaud, Charleville-Mézières

Alors, pour prolonger cette question de la mentalité (et de la notoriété) du Rimbaud de la mer Rouge, je renvoie, en écho à ces photographies prises au Café de la Paix de Djibouti, à celle découverte par deux libraires et publiée en début 2010 par Jean-Jacques Lefrère et Jacques Desse, lesquels pensent avoir identifié Rimbaud dans le personnage assis à droite de la femme sur le perron du Grand Hôtel de l’Univers à Aden vers 1886. On (re) lira à ce sujet la polémique suscitée par cette publication dont on trouve trace autour des billets de Sollers, Gunthert, et dans le dossier chronologique rassemblé ici. Signalons qu’il existe un autre portrait présumé de Rimbaud à Aden.

AdenHotelUnivers1

« Sur le perron de l’hôtel de l’Univers », Aden, 9,6 x 13,6 cm, v. 1885. Tirage découvert par Alban Caussé et Jacques Desse en 2008.

À lire également : La Ligne de fuite, bande dessinée de Christophe Dabitch et Benjamin Flao qui met en scène Adrien, un contemporain de Rimbaud, faussaire fictif de la véritable revue Le Décadent, parti sur les traces du poète, de Charleville à Harar.

Ajouté le 19 avril 2014 : Jacques Desse me signale que l’autoportrait de Rimbaud aux bras croisés datant de 1883 que j’avais reproduit dans ce billet était inversé. « C’est ainsi qu’il est reproduit le plus souvent mais c’est une image inexacte ». J’ai donc remplace en conséquence cette reproduction par celle de la BnF. On trouve également sur cette page de « Chez les libraires associés » une photographie de première communion de Frédéric et Arthur Rimbaud (1866) dont la reproduction a été réalisée elle aussi par la BnF et sur celle-ci, les reproductions de référence des deux autres autoportraits, ainsi que le célèbre portrait fait par Carjat.

Notes

  1. Les Afars sont appelés Adal (ge’ez : ኣዳል) en Éthiopie et Danakil (arabe : داناكيل) en arabe (Dankali au pluriel).
  2. Les Issas font partie des Somalis (somali : ciise, arabe : عيسى‎).
  3. Après des études de médecine à l’École principale du service de santé de la Marine de Bordeaux, Victor Segalen est affecté en 1903 en Polynésie française. De ce séjour, il tirera Les Immémoriaux, paru en 1907 sous le nom de Max Anély.
  4. « La Durance quitta Papeete le 1er septembre, direction Toulon, par l’océan Indien et le canal de Suez. Les machines du navire, rafistolées en hâte à Nouméa, donnaient des signes de faiblesse. […] La Durance reprit la mer le 10 novembre : 24 heures plus tard, elle dérivait, l’arbre du moteur brisé, livrée au gré du vent, sous sa faible voilure, et ne fut prise en remorque qu’après trois jours de recherches. Segalen se trouva du même coup en vacances imprévues à Colombo, pour six semaines, le temps nécessaire à la réparation. […] Le 9 janvier 1905, La Durance réparée fit escale pour sept jours à Djibouti. » Michel Le Bris, op. cit. p. 317.
  5. « Rimbaud et Segalen. Une histoire commencée avec l’étude des Voyelles dans son article sur les synesthésies, qui ne finira jamais vraiment. Et un face à face où Segalen apprend à se découvrir peu à peu — à moins qu’il ne faille parler d’une énigme sur laquelle il bute obstinément… Ce Double Rimbaud commencé semble-t-il dès son séjour à Djibouti, poursuivi à Toulon et publié dans le Mercure de France du 15 avril 1906 est donc à lire avec attention, pour tout ce qu’il annonce de l’évolution à venir de Segalen. Le jeune dandy bordelais revendiquant un art de la pure sensation est loin déjà, que Segalen balaie d’un revers dédaigneux de main, quand il évoque les frissons de nerfs : ce qu’il entend traiter ici, au travers de l’énigme Rimbaud c’est l’opposition entre le Réel et l’Imaginaire, qu’il va décliner sur plusieurs niveaux. Le poète, « d’autres l’ont dit », écrit-il, mais « l’Explorateur » ? Mais le refus, incompréhensible, tout à coup, de la poésie, le choix d’une autre vie, apparemment totalement étrangère à la première ? Oui, comment penser cette contradiction ? Il essaiera d’y répondre à travers ce que le philosophe Jules de Gaultier, l’introducteur de Nietzsche en France et qui sera un temps son « maître à penser », appelle alors le « bovarysme » : « Le pouvoir départi à l’homme de se concevoir autre qu’il est ». Mais Segalen va bien au-delà, qui touche à la création poétique elle-même : ce qu’il cherche à dépasser ici est l’opposition du naturalisme réaliste et du symbolisme teinté de religiosité, à travers une nouvelle notion, encore vague, mais qui deviendra capitale, et que l’on peut voir déjà exprimée dans quelques pages de son Journal de La Durance : l’Imagination, comme pouvoir de dépasser l’opposition de l’intelligible et du sensible. Autrement dit, le nouveau Segalen se montre de plus en plus convaincu qu’il est une réalité au-delà du sensible (et de l’intelligible), que le poème, seul, désormais défini comme moment d’illumination, a pouvoir de manifester : « C’est le face à face glorieux avec cet imaginaire absolu dont toute réalité ne semble que le reflet terne ; c’est l’emprise immédiate par autre chose que des frissons des nerfs, de l’immuable, du surhumain. » « De tels instants divinatoires » ajoute-t-il, en commentant le Bateau Ivre, désignent les poètes essentiels ». Et ce n’est pas un hasard, ou une coupable fantaisie, si pendant son séjour toulonnais il se passionne également pour le spiritisme, au point d’envisager une série de nouvelles, tantôt appelées Les Désincarnées, tantôt Les Fantômales : ce sont toutes les voies possibles d’un dépassement de l’opposition entre le Réel et l’Imaginaire qu’il cherche alors… » Michel Le Bris, op. cit. p. 319-320.
  6. À propos de la réédition du texte chez fata morgana en 1986, Dominique Dussidor écrit : « Autour de Le double Rimbaud, cette édition rassemble les éléments d’un texte en prose que Victor Segalen souhaitait consacrer à Arthur Rimbaud : extraits de son Journal ; notes sur « Le Prophète et le Voyant » et sur le mathématicien Évariste Galois ; récit d’une visite à Paterne Berrichon et Isabelle Rimbaud ; extraits de lettres. Il l’aurait intitulé Spectres. » Dominique Dussidor.
  7. « À relire aujourd’hui ces « belles choses », le Rapport sur l’Ogadine du 10 décembre 1880, la lettre au directeur du Bosphore égyptien du 20 août 1887, la description de son trajet d’Antotto à Harar en septembre de la même année, on comprend combien Rimbaud fut bon aventurier comme il avait été bon poète : observateur aussi attentif durant ses voyages que précis, exact dans les mots, les phrases, les paragraphes de ses œuvres. Parti vérifier ses intuitions plus loin que dans la ferme de Roche et les cafés du Quartier latin, que ce soit en tant que poète ou que géographe il rend compte de ce qu’il voit, lui et lui seul, c’est la force et le fondement de ce qu’il écrit : et comment « se faire voyant » serait-il réservé au seul travail poétique ? » Dominique Dussidor.
  8. Segalen rapporte brièvement cette conversation dans un passage de Hommage à Gauguin : « Rimbaud ? – me dit en 1905 l’honorable M. Rhigaz, marchand de tout à Djibouti, et qui l’avait eu à son service, Rimbaud ? un grand marcheur, oh ! marcheur étonnant ! Bon comptable, bien qu’il ne pensât point assez aux affaires… Et tout d’un coup faisant rire, mais rire ! Voilà ce que l’Afrique a retenu de lui. » (op. cit. p. 104)