Molto abissino e pochissimo europeo

12 janvier 2014 Par hugfon
Rimbaud présumé

Détail de la photographie découverte à Aden par Alban Caussé et Jacques Desse.

On trouve sur la Toile d’abondantes traces de la controverse née autour de la publication en avril 2010 d’un portrait présumé d’Arthur Rimbaud à Aden. Je le signalais dans un précédent billet. On lira notamment l’article de Jacques Bienvenu, qui jette un doute sérieux sur toute l’affaire.

En relisant ces articles, je suis tombé sur un document publié par Alban Caussé et Jacques Desse, les deux libraires qui ont découvert cette désormais fameuse photographie. Ce dossier a immédiatement attiré mon attention. Tout d’abord, parce qu’il y était question de l’explorateur Gustavo Bianchi à la cour de Ménélik ; ensuite, d’Alfred Ilg à Entotto. On pourrait ajouter une troisième raison, qui est le caractère singulier et mystérieux du sieur Dubois, sujet principal de cet article intitulé : Un mythomane en Abyssinie. Pierre Dubois, Ato Petros, Comte de Mérignac. Donnons-en l’essentiel, avant d’inviter à se reporter directement au billet.

Un certain Dubois, dont parlent plusieurs voyageurs (JG Vanderheym notamment en signalant qu’il se pourrait qu’il ait dissimulé sa véritable identité sous ce nom d’emprunt), vivait en Abyssinie depuis 1874. Il travaillait au service de Ménélik comme intendant de ses forêts. Il mourut à Lyon en août 1897 dans des circonstances assez mystérieuses. Selon l’enquête de police et celle menée par un journaliste du Temps, Dubois aurait été un Creusois du nom de Pierre Moreil (il se faisait appeler Ato Petros) qui aurait quitté la France après la guerre franco-prussienne de 1870. Une autre source fait de lui le comte de Mérignac.

Une expedition avec Menelik - 62

Jean-Gaston Vanderheym, « Une expédition avec le négous Ménélik. Vingt mois en Abyssinie », Paris, Hachette, 1896

L’allusion à Bianchi et Ilg me fit immédiatement penser à la photographie prise devant la maison de Ilg à Entotto que j’ai publiée dans Un Train en Afrique puis ici en mai dernier.

Ilg1

Devant la maison de Ilg – Photographe non identifié – VMZ 346.17.021. Avec l’aimable autorisation du Musée d’ethnographie de l’Université de Zurich, Suisse (Völkerkundemuseum der Universität Zürich, Schweiz). Tous droits réservés.

Je rappelle pour mémoire, car je les ai déjà nommés dans mon billet de mai 2013, que ceux du premier rang sont, de gauche à droite : Léon Chefneux (associé à Ilg pour la construction du chemin de fer), Ernst Zimmermann, Alfred Ilg et Heinrich Appenzeller (de nationalité suisse tous les trois, arrivés au Choa à la fin de l’année 1877).

Mais je ne suis pas parvenu encore à identifier le personnage central vêtu d’une chamma éthiopienne ni les trois figures qui sont debout derrière lui.

vieil homme

Alban Caussé et Jacques Desse citent dans leur article un passage du livre de Gustavo Bianchi : Alla terra dei Galla : narrazione della spedizione Bianchi in Africa nel 1879-80 dans lequel l’explorateur donne une liste d’Européens présents lors de son entrevue avec le souverain à Ankober (p. 212).

Tournait alors autour de Ménélik II, roi du Choa, futur empereur d’Éthiopie, un aréopage d’Européens dont certains, entrés à son service, le conseillaient ou le servaient. D’autres, notoirement, étaient de passage et occupaient les fonctions de diplomate ou de chef d’expédition scientifique. Faut-il rappeler les disputes d’alors entre l’Allemagne, l’Italie, la France, la Grande-Bretagne… qui rivalisent pour se partager cette partie de l’Afrique ? D’autres encore étaient établis pour plus long temps dans le pays, parce que membres de missions religieuses.

Bianchi énumère donc (p. 212) :

Bianchi3

Un peut plus tôt dans son texte (p. 188), il avait écrit :

Bianchi 2

On le voit, une communauté de destin liait ces hommes, explorateurs, marchands, géographes, journalistes… partis à l’aventure sur ces terres inhospitalières de l’Afrique orientale. Tous sont attirés par un eldorado réputé receler des trésors d’or, d’ivoire et d’épices… ou des opportunités nouvelles. La région fascine. Sans doute, la vie difficile abolit-elle les distances et toutes les catégories sociales se côtoient : négociants, aventuriers, chefs d’expéditions, diplomates, missionnaires… La liste de Bianchi dresse un véritable catalogue, du comte Pietro Antonelli « voyageur volontaire » aux « lavoranti mecanici » Zimmermann et Appenzeler, jusqu’à l’inclassable Dubois.

Peut-on voir justement Dubois dans la figure du vieillard assis au centre de la composition, dont Bianchi dit : « Molto abissino e pochissimo europeo » ? « Non era stato da nessuno », ajoute-t-il et « non era tenuto in conto di europeo ». La formule est catégorique. Cela n’empêche pas Dubois de figurer au nombre des personnalités présentes à l’entrevue avec Ménélik. Pourrait-il donc avoir posé dans cette photographie devant la maison de Ilg, dans une position centrale, qui le met manifestement à l’honneur ? Ou bien s’agit-il, comme je le supposais précédemment, du Père Ferdinand ? Il faudrait retrouver une autre photographie, de l’un ou de l’autre.

Dernière observation à propos de ce cliché. J’ignore quel en est l’auteur, ainsi que la date de la prise de vue (nous en reparlerons bientôt), mais à l’évidence le photographe a distribué ses recommandations avant de déclencher l’obturateur. Il a probablement demandé qu’on ne bouge pas, le visage en particulier. À l’exception de Chefneux et du vieil homme, tous regardent en des points différents, adoptant une pose pour le moins figée, une immobilité quasi hiératique, qui confèrent à ce cliché une allure solennelle et étrange.

Je poursuivrai dans un prochain billet l’enquête sur les trois autres inconnus de la photographie.