Djibouti et le chemin de fer du Harar
2 novembre 2013Suite à la publication de la carte postale représentant Djibouti. La gare du Harrar, Francis Falceto me signale le texte d’André Brisse paru en 1901 dans les Annales de géographie. Je le reproduis ici en intégralité, car il éclaire de manière singulière ce document.
DJIBOUTI ET LE CHEMIN DE FER DU HARAR1
On ne saurait passer sous silence l’extraordinaire impulsion donnée ces derniers temps au développement de la ville et du port de Djibouti et à la construction de la ligne ferrée qui reliera prochainement la capitale des possessions françaises de la Côte des Somalis à la marche commerciale et militaire de l’Abyssinie vers l’E., la riche et fertile province du Harar, administrée par le Ras Makonnen.
Grâce à l’intelligente administration du gouverneur actuel qui cherche à développer le commerce local, grâce à l’initiative des commerçants français installés depuis longtemps dans le pays2, Djibouti, qui, en 1893, comptait à peine quelques maisons ou hangars, est devenue aujourd’hui une grande ville offrant toutes les ressources de la civilisation européenne. Sa population s’élève à 15 000 habitants, dont 1 500 Européens. Le nombre de ses magasins, de ses bazars, de ses constructions augmente de plus en plus : on y trouve déjà deux hôtels confortables et un hôpital. La ville dispose d’une excellente eau potable3, d’une fabrique à glace, de jardins potagers (jardins d’Ambouli) dont les produits sont hautement appréciés par la population française et surtout par les passagers des paquebots qui viennent s’y ravitailler. Dans un avenir rapproché, la côte n’aura plus, grâce à l’abondance des sources qui alimentent Djibouti, l’aspect désertique qu’elle offrait jusqu’ici. « Sur la pointe de coraux qui sert de base à la vieille jetée, on a creusé il y a quelques mois de larges trous en quinconces ; on a rempli les fosses de terre végétale et la plantation de cocotiers et d’acacias a pu s’y opérer avec succès. L’essai semble avoir réussi et la verdure apparaîtra bientôt sur la terrasse qui domine les échelles des quais » 4.
La rade, en eau profonde, est très bien abritée de tous les vents soit par les îlots, soit par les bancs de coraux qui les bordent ; on y construit actuellement une jetée de 900 m. de longueur qui sera reliée à la gare de Djibouti par un raccordement spécial. Le nombre des navires qui font escale au nouveau port s’accroît continuellement5. La Compagnie des Messageries Maritimes vient d’y transférer le dépôt de charbon qu’elle entretenait à Aden. La nouvelle ligne de navigation russe entre Odessa et le golfe Persique fera régulièrement escale à Djibouti6. Les ateliers de la Compagnie française des chemins de fer éthiopiens sont en mesure d’effectuer des réparations sommaires à la machinerie des navires7 ; quelle ne serait pas l’importance de notre port dans la mer Rouge s’il était muni d’un bassin de radoub ! En attendant cet heureux événement, le développement maritime de Djibouti s’effectue méthodiquement : personne ne peut douter de l’avenir que lui réserve le débouché des chemins de fer éthiopiens. Après les lignes de navigation françaises, autrichiennes, russes et égyptiennes, les vapeurs anglais apprendront le chemin de Djibouti : ils le connaissent déjà.
La ville est reliée au Harar et à Addis-Ababâ par une ligne télégraphique et téléphonique : elle communique encore avec la France par un câble sous-marin anglais. Le chemin de fer de Djibouti est actuellement exploité jusqu’à Lassarat (km. 163) ; les chantiers atteignent le 225e km., terminus provisoire. Rappelons que la construction des voies ferrées en Abyssinie fut concédée par l’Empereur Ménélik II le 9 mars 1894, pour une durée de 99 ans, à M. Ilg, ingénieur suisse, actuellement ministre des affaires étrangères en Éthiopie, et à M. Chefneux, négociant français, qui jouit de l’estime toute particulière du négus. Les concessionnaires formèrent en 1896 la « Compagnie française des chemins de fer éthiopiens », société au capital-actions de 4 000 000 de francs (dont 1 000 000 versés) et au capital-obligations de plus de 18 000 000 francs. Ces ressources ont permis d’achever complètement et d’exploiter la section Djibouti-Lassarat (163 km.), et de continuer la construction de la voie jusqu’au 225e km., mais elles sont insuffisantes pour assurer l’exécution des travaux jusqu’au Harar et, à plus forte raison, jusqu’à Addis-Ababâ, capitale de l’Éthiopie. Les Anglais, jaloux du florissant développement de Djibouti au détriment d’Aden et de Zeïlah, n’ont pas tardé à essayer de mettre la main sur l’entreprise française. Pro fi tant des embarras financiers de la compagnie, un syndicat anglais a offert récemment à cette dernière de fournir les fonds nécessaires pour la continuation des travaux, à condition toutefois de renoncer au monopole des voies ferrées en Abyssinie et d’autoriser la construction d’une ligne de Zeïlah ou de Berbera au Harar. L’acceptation d’un pareil marché aurait été la mort de Djibouti. Le gouvernement français, mis au courant de cette grave situation, fi nit par s’émouvoir ; d’après le journal Djibouti et les renseignements que nous avons pu nous procurer, L’État a trouvé une combinaison qui permettra à l’œuvre de M. Chefneux de conserver un caractère exclusivement français. Le gouverneur de Djibouti a fait le 8 mai une tournée d’inspection sur les chantiers, où il a constaté une grande activité.
La ligne aboutira d’abord au pied des hauteurs du Harar (1850 m.) en un point situé à 1000 m. d’altitude et à 223 km. de Djibouti ; on y établira une ville qui prendra le nom d’Addis-Harar (NouvelIe-Harar) ou Makonnen-Botà (marché Makonnen). Les environs du futur marché se prêtent à toutes les cultures. Le parcours Djibouti-Addis-Harar terminé, la Compagnie construira deux routes carrossables, une vers Harar et une vers Addis-Ababâ, sur lesquelles on établira un railway à traction animale. Plus tard, lorsque les recettes de l’exploitation le permettront, on introduira sur le railway la traction mécanique.
Les travaux du parcours Djibouti-Addis-Harar ont été exécutés et sont continués avec le plus grand soin : la ligne est construite très solidement. La voie a 1 m. de largeur. On se rendra compte des difficultés techniques en remarquant que le kilomètre 30 est déjà à 430 m. d’altitude, le kilomètre 110 à 850, le kilomètre 225 à 1000. Il n’existe pas de tunnel ; les ouvrages d’art ont été réduits au minimum. Toutefois, on a dû construire deux grands viaducs : l’un, situé au 20e km., a une longueur de 156 m. et une hauteur de 20 m. ; l’autre, au 52e kilomètre, une longueur de 138 m. et une hauteur de 28 m. L’approvisionnement en eau est assuré ; en dehors de la prise d’eau très limpide, fraîche et abondante du kilomètre 7, qui dessert par canalisation la gare de Djibouti, les locomotives peuvent s’approvisionner au kilomètre 70, à Daouanlé (km. 108) et à Adelé (km. 135) à l’aide de quatre pompes à moteur à pétrole8. M. Comboul, ingénieur, a récemment découvert des gisements d’excellente lignite à Debra-Libanos, situés à quelques heures de marche d’Addis-Ababâ. Toutefois, ce combustible ne pourra servir qu’à la future ligne Addis-Ababâ-Harar. En attendant, le charbon nécessaire devra être pris au dépôt de Djibouti. Les locomotives peuvent employer également du pétrole.
Il existe actuellement un service de transports combinés entre Aden et Djibouti par vapeurs, de Djibouti à Lassarat (163 km.) par wagon, de Lassarat à Gueldessa et Harar à dos de chameau. Il y a trois trains par semaine : lundi, mercredi et vendredi. Le voyage de Djibouti à Lassarat ne dure que 7 heures (départ à 5 h matin et arrivée à 2 h du soir) 9. Quand la ligne de Harar sera terminée, on fera en 16 heures ce que l’on parcourt encore en 25 à 30 jours par caravane. Les tarifs de transport ne dépasseront pas eu principe ceux qui étaient fixés pour le transport à dos de chameau ; ils seront même de moins en moins élevés au fur et à mesure des progrès de l’exploitation. Actuellement la charge moyenne d’un chameau (240 à 260 kgr.) coûte de Djibouti à Gueldessa 20 roupies (voie ferrée de Djibouti à Lassarat, dos de chameau de Lassarat a Gueldessa), de Harar à Djibouti 24 roupies. En plus des recettes normales, la Compagnie peut percevoir à Djibouti 10 p. 100 de la valeur des marchandises transportées ; elle dispose en outre d’une concession de terrain d’une largeur de 500 m. de part et d’autre de la ligne. Sur le trajet Djibouti-Gueldessa les terrains n’ont pas de valeur ; la ligne traverse en effet la brousse ou le désert ; par contre, entre Addis-Harar et Harar, le pays est fertile et agréable.
Les exportations provenant du Harar sont évaluées à un total de 30 millions de francs ; ce chiffre peut être considéré comme un minimum. La valeur des importations s’est élevée en 1900 à 6 millions de francs en chiffres ronds, non compris la houille destinée à l’entrepôt maritime et le matériel de construction de chemin de fer. L’importance des transactions ne peut que s’accroître, surtout lorsque la communication rapide avec le centre commercial du Harar sera définitivement assurée.
Brisse André. Djibouti et le chemin de fer du Harar. In : Annales de Géographie. 1901, t. 10, no 52. pp. 370-373.
- Voir : Ann. de Géog.‚ X, Chronique du 15 janvier 1901‚ p. 92-03. ↩
- MM. Chefneux, Savouré, Trouillet, Stévenin. ↩
- L’eau douce, qui est si rare et si chère à Aden et à Périm, se trouve en abondance inépuisable à Djibouti où elle est excellente et d’une limpidité parfaite. Les réservoirs du km. 7 de la ligne ferrée débitent déjà dans les 24 heures plus de 700 mc. Le jour prochain où l’on pourra s’approvisionner à Djibouti de charbon et de glace, comme on peut déjà s’y approvisionner de viande, de volailles, de légumes et d’eau, toutes les lignes maritimes des Indes, de Chine, du Japon, d’Australie, de Madagascar et de l’Afrique Sud-orientale y feront certainement escale. (Journal Djibouti‚ 6 avril 1901.) ↩
- Journal Djibouti‚ 25 mai 1901. ↩
- Mouvement des navires : janvier 1901, 14 ; février, 15 ; mars, 25. ↩
- Le 9 mars, le Komiloff, vapeur de 3500 tonnes, a mouillé à Djibouti ; c’est le premier paquebot de la nouvelle ligne russe. ↩
- Le 24 mai, le paquebot Yarra, de la ligne de Chine, avant eu des avaries à son arbre de couche, l’atelier de Djibouti put forger et remplacer en une journée les pièces détériorées. ↩
- Les pompes ont un débit qui permet de remplir rapidement les réservoirs où les machines viennent s’approvisionner. ↩
- Prix du voyage jusqu’à Lassarat : Ire classe. 110 fr ; 3e classe, 32 fr ; 4e classe, 11 fr. 75. Il n’y a pas de 2e classe. Les billets d’aller et retour sont valables 7 jours. ↩
Ajout de Serge (voir son commentaire) :
Bel article d’André Brisse.
Pour les relations, tractations, coups fourrés dans la Corne d’Afrique à cette période là, lire : L’Empire des Négus de Pierre Alype.
Pour le railway à traction animale, cette carte de Mody pourrait en être la représentation.