Le photographe topographe

27 mars 2014 Par hugfon
Photographe-topographe

Officier topographe, Rivière noire, Laï-Chau, entre 1889 et 1895
Coll. Julien, anonyme

Sur cette photographie dont l’auteur nous est inconnu, prise dans la province de Laï-Chau, au nord-ouest du Viêt Nam, un officier topographe vise un point avec son théodolite. Il est entouré de six hommes qui l’assistent manifestement dans son travail. L’un d’entre eux, si l’on en juge par la qualité de sa tenue (les guêtres, le ruban qui entoure sa coiffe) et sa tâche (il tient une ombrelle au-dessus du topographe et son instrument) est l’assistant de l’officier. Les autres ont sans doute pour mission de transporter le matériel, lourd et encombrant : les appareils avec leur pied, les accessoires… On aperçoit au sol une partie du bagage, dont une boîte qui sert à transporter le précieux théodolite. Il faut s’abriter du soleil et tout le monde porte un chapeau. L’officier, son casque. L’arpentage est un travail de terrain, éprouvant. On suit des chemins non tracés, on se fraye la route à travers la végétation. Les herbes ici ont été couchées autour du point de mesure pour la mise en station de l’appareil sur un solide trépied de bois.

Au premier plan, fixée également sur son trépied, une chambre photographique de grand format. On voit clairement, en l’absence du voile, le dos et le verre dépoli sur lequel se fait, à l’abri de la lumière, la visée et le contrôle de l’image. Un homme est occupé sur le devant de l’appareil, du côté de l’objectif, à préparer la prochaine prise de vue.

Le topographe complète donc son levé topographique par des prises de vue photographiques. Sans doute Alexandre Marchand, au Yunnan, ne procédait-il pas autrement.

À la fin du XIXe siècle (à partir de 1880 particulièrement, quand est inventée et, presque immédiatement, fabriquée industriellement la plaque « sèche » au gélatino-bromure d’argent, qui facilite le travail de prise de vue), les missions exploratrices, financées ou soutenues par les sociétés de géographie, emportent un matériel photographique. Souvent sans formation préalable, ces photographes occasionnels cumulent leur activité de rapporteurs d’images avec d’autres fonctions, liées à la géodésie, à la topographie, bientôt à l’ethnologie (Pierre Fournié).

Je lis, ces temps-ci, la correspondance de Rimbaud depuis Aden et l’Éthiopie. En 1882, Rimbaud demande au colonel Dubar à Lyon1 de lui envoyer un appareil photographique complet « dans le but, écrit-il, de le transporter au Choa, où c’est inconnu et où ça me rapportera une petite fortune en très peu de temps » (lettre aux siens, Aden, 28 septembre 1882). Il écrit également le « … les reproductions de ces contrées ignorées et des types singuliers qu’elles renferment devant se vendre en France »

À Ernest Delahaye

Aden, le 18 janvier 1882

Mon cher Delahaye,
Je reçois de tes nouvelles avec plaisir.
Sans autres préambules, je vais t’expliquer comme quoi, si tu restes à Paris, tu peux me rendre un grand service.
Je suis pour composer un ouvrage sur le Harar et les Gallas que j’ai explorés, et le soumettre à la Société de géographie. Je suis resté un an dans ces contrées, en emploi dans une maison de commerce française.
Je viens de commander à Lyon un appareil photographique qui me permettra d’intercaler dans cet ouvrage des vues de ces étranges contrées.
Il me manque des instruments pour la confection des cartes, et je me propose de les acheter. J’ai une certaine somme d’argent en dépôt chez ma mère, en France ; et je ferai ces frais là-dessus.
Voici ce qu il me faut, et je te serai infiniment reconnaissant de me faire ces achats en t’aidant de quelqu’un d’expert, par exemple d’un professeur de mathématiques de ta connaissance, et tu t’adresseras au meilleur fabricant de Paris :
1° Un théodolite de voyage, de petites dimensions. Faire régler soigneusement, et emballer soigneusement. Le prix d’un théodolite est assez élevé. Si cela coûte plus de 15 à 18 cents francs, laisser le théodolite et acheter les deux instruments suivants :
Un bon sextant ;
Une boussole de reconnaissance Cravet, à niveau.
2° Acheter une collection minéralogique de 300 échantillons. Cela se trouve dans le commerce.
3° Un baromètre anéroïde de poche.
4° Un cordeau d’arpenteur en chanvre.
5° Un étui de mathématiques contenant : une règle, une équerre, un rapporteur, compas de réduction, décimètre, tire-lignes, etc.
6° Du papier à dessin.

Et les livres suivants :
Topographie et Géodésie *, par le commandant Salneuve (librairie Dumaine, Paris) ;
Trigonométrie des lycées supérieurs ;
Minéralogie des lycées supérieurs, ou le meilleur cours de l’École des Mines ;
Hydrographie, le meilleur cours qui se trouve ;
Météorologie, par Marie Davy (Masson, libraire) ;
Chimie industrielle, par Wagner (Savy, libraire, rue Hautefeuille) ;
Manuel du Voyageur, par Kaltbrünner (chez Reinwald) ;
Instructions pour les Voyageurs préparateurs (Librairie du Muséum d’Histoire naturelle) ;
Le Ciel, par Guillemin ;
Enfin, l’Annuaire du Bureau des Longitudes pour 1882.
Fais la facture du tout, joins-y tes frais, et paie-toi sur mes fonds déposés chez Madame Rimbaud, à Roche.
Tu ne t’imagines pas quel service tu me rendras. Je pourrai achever cet ouvrage et travailler ensuite aux frais de la société de Géographie.
Je n’ai pas peur de dépenser quelques milliers de francs, qui me seront largement revalus.
Je t’en prie donc, si tu peux le faire, achète-moi ce que je demande le plus promptement possible ; surtout le théodolite et la collection minéralogique. D’ailleurs, j’ai également besoin de tout. Emballe soigneusement.
À la prochaine poste, qui part dans trois jours, détails. En attendant, hâte-toi.
Salutations cordiales.

Rimbaud.
Maison Mazeran, Viannay et Bardey,
à Aden,

Monsieur Alfred Delahaye,
8, place Gerson, à Paris.
* Sinon cela, le meilleur cours de topographie.

Note

  1. Agent de la Maison Mazeran, Viannay et Bardey, Dubar avait embauché Rimbaud à Aden en 1880.