L’instant suspendu
16 juillet 2014Il existe dans la série des cartes légendées en trois langues, éditées par Arnold Holtz — autre étonnant personnage qui traverse ce début de siècle en Éthiopie — une magnifique carte intitulée : L’Empereur Ménélik II en habit de guerre. Elle représente Ménélik entouré de jeunes garçons, devant une tente. J’en propose une version en grande résolution (cliquer pour davantage de détails).
Les personnages rassemblés ici attirent immédiatement l’attention, parce qu’ils regardent en direction du photographe, mais aussi du fait de leur posture : ils posent pour la photographie et l’un d’entre eux est en mouvement. La composition de l’image contribue beaucoup à la manière dont on pénètre, par le regard, dans cette scène – car l’image est davantage qu’un portrait de groupe.
Au centre de l’ovale dessiné par le masque du tirage, mais dans sa partie supérieure, une ombrelle est tenue haut, à deux mains, par un serviteur/proche ? du roi (la charge est certainement honorifique). Derrière : une tente. On en devine plus qu’on ne voit l’ouverture, derrière les acteurs de la scène qui s’installe. Les haubans qui convergent structurent la composition.
Une scène en effet se met en place, celle d’un portrait officiel. Et c’est cet instant suspendu, avant la « véritable » photographie officielle, qui fait la qualité particulière de ce cliché. L’opérateur déclenche l’obturateur avant que tous les personnages soient parfaitement rassemblés pour la pose, transformant ce portrait de groupe en un instantané. Écrivant cela, cette carte entre les mains, je ne sais s’il a exposé une autre épreuve.
Sur la droite, surpris dans sa hâte à rejoindre le groupe, on reconnaît Wäsän Sägäd, qui porte, comme son grand-père, les habits impériaux : la cape et la coiffe en crinière de lion. Ceci indique, au passage, que le photographe, aidé par l’abondante lumière du plein air, travaille avec des plaques dont l’émulsion est suffisamment « rapide » pour saisir ce mouvement avec juste un léger flou.
Presque tous les personnages regardent en direction du photographe, sans doute sur sa recommandation expresse. Tous les autres regardent le roi.
Le roi n’occupe pas, on l’a déjà noté, la position centrale. La photographie en cela n’est pas non plus très orthodoxe. Du coup, la hiérarchie paraît bousculée comme si le jeune âge de tous ceux qui entourent le vieux souverain transformait cette photographie censée obéir aux lois du genre en une photo de famille. La représentation officielle attendue, déjà déstabilisée par le déclenchement un peu prématuré de l’obturateur, est encore mise à mal par cette disposition asymétrique des personnages. Se glisse dans l’image une part inattendue d’intime. Le sérieux des regards affiche toutefois que bientôt il ne faudra pas rigoler avec l’image qu’on laisse de soi sur un carton photographique.
♕
Ménélik donc portant kabba et anfaro. Voici qui nous renvoie une nouvelle fois à la photographie de Ménélik entouré de sa cour.
Devant celui qui porte l’ombrelle se tient un garçon aux cheveux crépus que distinguent l’expression qui se lit sur son visage et sa position dans l’espace. Il fronce les sourcils, son port est altier. Dans le désordre apparent de l’image, il figure comme le véritable personnage central du portrait. Ménélik ne le regarde-t-il pas ?
N’est-ce pas lui d’ailleurs ce garçon qui, un pas en avant des autres, les yeux mi-clos, devant le ras Mikaël, échappe aussi au cadrage de la photographie de groupe publiée en 1909 et dont je pense qu’elle peut avoir été faite plus tôt (dans les années 1904-1906 ?) par Jean Adolphe Michel ? Le garçon porte sur les deux photographies les mêmes vêtements, et un bouclier au bras gauche. Qui est-il ?
Parmi les dignitaires et les soldats qui entourent la famille impériale, ne peut-on également reconnaître dans le personnage à droite, richement vêtu et coiffé lui aussi d’une crinière léonine, qui avance en direction du roi, celui qui se tient à l’extrême droite du tirage paru dans la presse (mais qu’on a perdu dans le tirage de Frédéric Swink).
Deux autres jeunes garçons, sensiblement de même taille, flanquent l’empereur. L’un porte un fusil sur l’épaule et tient de la main gauche une épée, bouclier au bras. Le deuxième est plus sobrement équipé. Il conviendrait de les identifier eux aussi, ainsi que les deux plus jeunes, à gauche.
Où a été prise cette photographie, à quelle date ? De quel évènement s’agit-il, qui se déroule ainsi en plein air, avec un tel apparat ? Les costumes et accessoires qui « représentent autant d’insignes guerriers1 » sont adaptés à la taille des jeunes gens et enfants, proches de l’empereur. Leur exhibition ici et à ce moment-là est évidemment chargée de signification. Le ruban qui croise le torse de l’empereur serait-il une indication supplémentaire ?
Une foule, alignée de chaque côté de l’espace protégé où est plantée la tente, ferme la perspective. Seuls deux personnages à droite de la tente, comme un motif unique dans un tapis, apportent une note discordante.
La photographie est vraisemblablement contemporaine de celle présumée de JA Michel. Se pourrait-il que les deux aient été prises le même jour, à la même occasion ? Il est assez malaisé de distinguer dans le tirage de Frédéric le fond devant lequel se tiennent les personnages. À l’entrée de l’adérache, le grand hall de réception du gebbi2, comme sur la photographie de la réception de Skinner ?
Il est à noter qu’une photographie au moins, éditée par Michel pendant sa première période à Harar (série aux légendes rouges) et représentant l’artillerie abyssine, a également été publiée dans la série Holtz.
Alors, Michel serait-il également l’auteur de ce portrait de famille ? Cela expliquerait le caractère légèrement iconoclaste de la prise de vue. Judy Zwink, interrogée, ne connaît pas ce tirage.
Une autre image de Michel, issue de cette série de 1931 — qu’il faudra considérer dans son ensemble (un petit carnet intitulé L’Abyssinie d’Autrefois) — peut nous aider à identifier les personnages. Il s’agit d’un portrait de groupe (devant une tente ?) autour du dédjaz Hayelé.
Enfin, si l’on compare cette image avec celle de la rencontre de Ménélik avec Skinner (décembre 1903) sur laquelle figure aussi Wäsän Sägäd3, on retrouve sur cette dernière, à droite de l’empereur, un autre des garçons du portrait devant la tente : celui qui se tient à côté du guerrier avec une lance. À remarquer également l’ombrelle tenue au-dessus de la tête du souverain.
♔
On se reportera à l’ouvrage d’E Sohier, Le roi de rois et la photographie, dans lequel elle distingue avec beaucoup de précision les costumes d’apparat que portent les dignitaires et spécialement les membres de la famille impériale, ainsi que les attributs et accessoires — les ombrelles notamment : tela ou debab. Estelle consacre un passage très documenté à leur description, leurs fonctions et leurs symboles.
Elle mentionne notamment la gemǧa bét, « maison du brocart », qui abrite au gebbi, mais aussi chez des notables, des « étoffes et vêtements de prix », et qui peut servir à conserver harnachements, tapis, vaisselle, cartouches… Cette « maison » prend dans les campements la forme d’une tente réservée à cet usage.
Une autre source remarquable est l’ouvrage déjà mentionné d’Elisabeth Biasio, Prunk und Pracht am Hofe Menikes. Alfred Ilgs Äthiopien um 1900, Verlag Neue Zürcher Zeitung, 2004, qui comporte un catalogue richement illustré (150 photographies) de la collection des objets ethnographiques rassemblés par Ilg (610) et que conserve aujourd’hui le Musée de l ’Université de Zurich.
Nous restons au final avec beaucoup de questions et en particulier au sujet de plusieurs personnages dont l’identification aiderait certainement à préciser les circonstances de cette prise de vue. Certaines touchent aux références qui nous manquent pour ce cliché ; d’autres ouvrent des interrogations quant au photographe responsable d’avoir appuyé sur le déclencheur (« l’instant décisif ») puis à l’éditeur de cette carte postale, mais aussi sur la façon dont on peut interpréter ce curieux portrait en pensant aux aléas autour de la succession du souverain.
Je montrerai prochainement une autre photographie de Ménélik posant devant une tente, entouré de ses généraux, et dont le caractère de démonstration d’apparat n’est pas sans évoquer celle que nous venons de regarder. Il s’agit d’une photographie faite d’un Ménélik plus jeune par Hénon, un autre de ces bien curieux personnages, qui sillonne l’Abyssinie dans les années 1880, officier de cavalerie et photographe.
- E Sohier, Le roi des rois et la photographie, p. 27. ↩
- Addaraš, salle pour les réceptions et les banquets, construite dans l’enceinte du gebbi sous la supervision d’Alfred Ilg et Léon Chefneux entre 1897 et 1898. Source : Biasio, p. 77. ↩
- On notera que Wäsän Sägäd ne se tient pas sur la même marche que son grand-père. Cela a son importance pour l’estimation de sa taille et donc de son âge.↩
À suivre.
Bravo Hugues. Un ‘post’ sur deux me fait découvrir des cartes que je ne connais pas encore…
Bonsoir Serge. Celle-ci est vraiment épatante !