Le roi de profil et portant couronne – 2

24 janvier 2015 Par hugfon

Après un silence, pour le chagrin et la colère, Un Train en Afrique rend hommage à Wolinsky, Cabu, Tignous, Charb, Philippe Honoré, Bernard Maris, Michel Renaud, Elsa Cayat, Frédéric Boisseau, Philippe Lançon, Mustapha Ourrad, Franck Brinsolaro, Ahmed Merabet, Clarissa Jean-Philippe, Yohan Cohen, Yoav Hattab, Philippe Braham et François-Michel Saada, assassinés à Paris les 7, 8 et 9 janvier 2015, et reprend la publication du feuilleton : Le roi de profil et portant couronne.

 

Parmi les photographies contenues dans l’album de Tristram Charles Sawyer, mieux connu sous le nom de Capitaine Speedy, qui apparurent récemment sur le marché (voir ce précédent billet), on découvre un très remarquable portrait de Ménélik II vu de profil et portant couronne.

cap speedy 2

En 1893, au lendemain de la révocation du traité de Woutchalé (Ucciali), Ménélik charge Léon Chefneux de faire fabriquer par la Monnaie de Paris un thaler d’argent à son effigie. Seront également imprimés trois millions de timbres.

Pour la pièce de monnaie, biface en argent, frappée, le graveur Jean Lagrange réalise la matrice de l’avers et de l’envers. Un détail cependant ennuie Lagrange : la couronne est trop haute pour figurer harmonieusement à l’intérieur du cercle où doit s’inscrire en caractères amhariques « Ménélik le deuxième, roi des rois d’Éthiopie ». Le dessin de la croix qui surmonte la coiffe s’intercalera entre le nom du souverain et son titre : negus negest, « le roi des rois ». Sur le revers, le lion passant avec couronne et drapeau illustre la devise royale : « Lion conquérant de la tribu de Juda ». Le tout est complété de la valeur de la pièce : « Un birr ». Ménélik accepte, mais de mauvaise grâce, l’exigence du graveur.

Menelik 1 birr A

Menelik 1 birr B

La monnaie est déclinée en trois fractions : Huitième de birrQuart de birrDemi-birr.

coin 4 coin 1

Pour la série de timbres — quatre portent la figure du roi ; trois, celle du lion de Juda : elles serviront pour les plus hautes valeurs — Chefneux fait appel à Louis-Eugène Mouchon. L’artiste est doté d’une solide réputation. Il a déjà gravé de nombreux timbres en France, dont la célèbre Semeuse. Il a travaillé aussi pour les monarques belge, néerlandais, portugais…

L’Atelier de fabrication des timbres-poste à Paris réalise en juin 1894 l’impression de près de trois millions de vignettes. Henri Tristant rapporte cet épisode inaugural de l’histoire postale éthiopienne dans son ouvrage : Histoire postale de l’Éthiopie sous le règne de l’Empereur Ménélik II, Paris, 19771.

menelik timbres

« La monnaie en Abyssinie, écrit Jean Gaston Vanderheym dans Une expédition avec le négous Ménélik : vingt mois en Abyssinie, Hachette, 1896, est le thaler de Marie-Thérèse d’Autriche qui varie de valeur selon le cours de l’argent à Aden. Dans certaines provinces occidentales, il y a un peu de monnaie de fer. Le commerce se fait surtout par échanges. Le plus grand trafic du pays se fait en toiles de coton, en provisions de bouche, en bétail, en or, en civette ou en ivoire que l’on donne au poids, et principalement en sel, que l’on peut proprement appeler la monnaie du pays ».

Thaler Marie Thérèse rv

Un peu plus loin dans le même texte, Vanderheym rapporte que « M. Chefneux a récemment apporté d’Europe, à titre d’essai, une nouvelle monnaie à l’effigie du Négous ».

Vanderheym thaler

Vanderheym, J Gaston, « Une expédition avec le négous Ménélik : vingt mois en Abyssinie » [préface de Jules Claretie], Hachette (Paris), 1896

De fait, ce projet de monnaie et de timbres postaux que les conseillers européens de Ménélik l’ont convaincu d’entreprendre ne concerne pas vraiment les sujets du roi. Il est fait surtout pour montrer aux puissances qui lorgnent sur l’Éthiopie qu’elle est une nation indépendante et souveraine. Que Ménélik veille sur l’édifice nouvellement construit, mais que menacent de toutes parts les visées impérialistes, française, britannique et surtout italienne.

Quant aux timbres, ils ne serviront qu’aux étrangers, les seuls quasiment à envoyer de la correspondance entre Addis Abeba, la nouvelle capitale, et Harar et puis au-delà, à Djibouti et jusque dans le reste du monde, par messageries maritimes. Chefneux et Alfred Ilg veulent mettre sur pied un service postal. Cette affaire ne risque pas de rapporter grand argent. Soit ! Chefneux se débrouillera avec le négociant Maury à Paris pour financer cette opération. Ilg voudrait de surcroît faire entrer l’Éthiopie dans l’Union postale internationale. Louable intention, mais bien improbable depuis que le roi a décidé que rien ne serait écrit sur les timbres ou sur la pièce de monnaie qui ne soit en amharique2 !

Il faudra donc compléter l’affranchissement d’une lettre destinée à quitter le territoire éthiopien d’un timbre supplémentaire.

Lettre à Alfred Ilg

Enveloppe reproduite de l’article d’Ulf Lindahl « Postal history of Ethiopia during the reign of Menelik II ».

Comme pour le thaler Marie-Thérèse ou celui sur lequel figure le roi d’Italie Umberto, mais que les « indigènes » refusent d’utiliser, il convient que le roi des rois de l’Éthiopie soit représenté de profil. Il regardera au loin, dans une attitude inspirant respect et confiance.

Umberto 1891-ro Umberto 1891 vo

cap speedy 2

Un autre portrait du roi photographié de profil existe, bien plus connu que celui de l’album du capitaine Speedy. Il est attribué à Léon Chefneux. Le roi n’y porte pas de couronne, mais un voile de mousseline, la ras masseria amhara qu’il aime à nouer sur la nuque. Il porte également sa kabba ourlée d’or et plusieurs colliers. Dans son ouvrage : Le roi des rois et la photographie, Estelle Sohier pense que cette photographie de Chefneux a servi de modèle pour la gravure de la monnaie et des timbres. Elle date ce cliché du début des années 1880 : « la plus ancienne version est une gravure datant de 1883 », s’appuyant notamment sur l’information que Chefneux « disposait d’un appareil photographique dès 18822 ».

Paul Soleillet raconte : « Mon compagnon, M. Léon Chefneux, possède un appareil photographique. Nous partons dès le matin, en quête de types et de vues. Les habitants sont fort intrigués et quelques incidents comiques se produisent ». Soleillet mentionne également « une journée passée à faire des photographies de SM et de ses courtisans », le 28 octobre 18823.

Ce portrait a été largement reproduit, notamment dans la traduction française de la Chronique de Ménélik de Guébré Sellasé, vol. 2, 1932, pl. XXXIX où il est explicitement crédité Léon Chefneux (ce qui ne prouve pas absolument sa paternité) ; dans l’ouvrage de Charles Michel, Mission de Bonchamps. Vers Fachoda à la rencontre de la mission Marchand à travers l’Éthiopie, Paris, Plon, 1890, p. 97 ; dans L’Illustration du 7 mars 1896 (n° 2767) ; ainsi que sur plusieurs cartes postales (dont une publiée Au café de la Paix à Djibouti). Même position, même expression, même kabba, même série de colliers…

vers Fachoda

Menelik Illustration

MENELIK II CAFÉ DE LA PAIX

Menelik Aden colorisée

Menelik Aden colorisée vo

Menelik II Arabiantz

Menelik II roi d'Abyssinie

Menelik et son palais

D’autre part, à Paris en 1893, Eugène Mouchon, qui a utilisé la matrice du thaler pour graver la série de timbres, a également réalisé une médaille uniface en bronze à partir du portrait à la ras masseria.

Ménélik médaille uniface

Louis-Eugène Mouchon Ménélik II, négus d’Abyssinie en 1893 médaille uniface en bronze ø. 0.104 musée d’Orsay, Paris, France © photo musée d’Orsay/rmn

Léon Chefneux aurait donc emporté à Paris deux portraits photographiques du roi pour servir de modèles aux graveurs.

Serait-il l’auteur de ces deux clichés ? Aurait-il réalisé le même jour deux portraits du roi de profil, l’un avec couronne, l’autre sans ? Les similitudes entre les deux photographies sont flagrantes. L’angle de prise de vue, la position de l’appareil à la hauteur exacte du visage du roi, la distance par rapport au sujet photographié sont exactement les mêmes dans les deux images. L’exécution rigoureuse d’une telle prise de vue de profil qui déroge, selon Estelle Sohier, aux canons de l’esthétique religieuse éthiopienne4, laisse penser que ces portraits ont pu être faits avec un objectif précis, celui de réaliser timbres et monnaies. Mais nous sommes au début des années 1880. Le thaler et les timbres ne seront fabriqués qu’en 1893 ! Estelle écrit : « Dans la peinture religieuse éthiopienne, la position de profil était alors exclusivement réservée à la représentation des infidèles. La création de ce document a donc été le fruit de conseils étrangers, conseils de poids, car ils poussaient le roi à transgresser les codes iconographiques chrétiens éthiopiens ». Chefneux et Ilg ont-ils été dès le début des années 1880 les inspirateurs du projet, dont l’exécution de ces deux portraits pourrait être considéré comme le premier acte5 ?

Ulf Lindahl se demande si le portait du roi avec couronne aurait été fait par Tristram Charles Sawyer. Cela me paraît peu probable. Serait-il, avec son double sans couronne, l’œuvre d’Alphonse Hénon, dont j’ai récemment parlé ? Un portrait de Taytu, l’épouse du roi, fait également partie de l’album. J’ai de bonnes raisons de penser qu’il a été fait par Hénon mais je ne connais aucun portrait photographique attribué à Hénon qui soit un profil. On trouve aussi dans l’album un portrait de Makonnen. TCS Speedy pourrait bien avoir rassemblé dans son album des photographies de sa composition avec d’autres acquises sur place ou ailleurs : les possibilités ne manquent pas. Quelques portraits des souverains, assez précieux, s’offrent et circulent alors entre l’Éthiopie et l’Europe…

cap speedy 13 (1)

cap speedy 8 (1)

Post-scriptum

Rédigeant ce billet, je vois dans Le Monde des livres daté du 24/12/2014 cette photographie de profil de Christian Garcin.

Garcin Le Monde

Je suis frappé par l’impact d’une telle image — point de vue assez inhabituel pour un portrait d’écrivain ou d’artiste —, qui évoque le portrait de l’identité judiciaire, héritier des démarches anthropologiques.

Bertillon fiche

Fiche d’Alphonse Bertillon, inventeur de l’anthropométrie judiciaire.

Borelli Type de femme zingero

Jules Borelli, Type de femme zingero. N° inventaire : 1998-6097-173. © Musée du Quai Branly.

Notes

  1. TRISTANT, Henri Histoire postale de l’Éthiopie sous le règne de l’Empereur Ménélik II, Paris, 1977. J’ai pour ma part consulté la traduction en anglais de cet ouvrage, réalisée et publiée en 1979 par Huguette Gagnon ainsi que le Menelik’s Journal, dans son édition d’octobre-décembre 2013 (volume 29, N° 4).
  2. SOLEILLET, Paul, Obock, le Choa, le Kaffa, récit d’une exploration commerciale en Éthiopie, Librairie illustrée J Taillandier Éd. 8 rue Saint-Joseph, Paris, 1868.
  3. SOHIER, Estelle, Le roi des rois et la photographie. Politique de l’image et pouvoir royal en Éthiopie sous le règne de Ménélik II. Publications de la Sorbonne, Paris, 2012, p. 240 et 242. « La frappe de cette monnaie s’inscrit dans un rapport de force entre l’Éthiopie et l’Italie, mais aussi dans un rapport de force entre les puissances coloniales elles-mêmes […]. La monnaie était le signe tangible de l’existence de l’État éthiopien et de l’unité du pays, comme ses timbres postaux. » p. 242. Voir aussi : Sohier Estelle, « La création des symboles nationaux éthiopiens et la conquête coloniale sous le règne du roi des rois Menilek II (1889-1913) », Hypothèses 1/2007 (10), p. 55-65.
  4. SOHIER, 2012, p. 88.
  5. L’image du roi vu profil explique peut-être le mauvais accueil fait par la population au thaler Ménélik, qui continue de lui préférer le Marie-Thérèse. Concernant la monnaie éthiopienne, on consultera avec profit ce site et pour la valeur du thaler, celui-ci

 Je remercie cordialement Serge Magallon pour ses informations et vérifications concernant les timbres et thalers de Ménélik II.

 

À suivre…