Ménélik II, une question de confiance
23 juin 2014Avec la collaboration d’Estelle Sohier
Suite à une correspondance avec Estelle Sohier, auteure du livre Le roi des rois et la photographie et d’un non moins passionnant Portraits controversés d’un prince éthiopien, Iyasu 1897-1935, je reviens sur le billet dans lequel j’ai publié une représentation de Ménélik II photographiée par Walery et, plus particulièrement sur la gravure parue en première page du Pèlerin du 14 février 1909.
Je pensais que cette image avait pu servir de modèle, parmi quelques photographies connues du souverain, pour la confection du moulage photographié par Walery — caractérisé par le port de la cape royale (kabba lanqa) et la coiffe en crinière de lion (anfaro).
Estelle m’écrit que selon elle, la gravure du Pèlerin est une version retouchée, recadrée et colorisée d’une photographie prise au gebbi à l’occasion de la visite de la première délégation américaine en Éthiopie, sous la direction de Skinner, en décembre 1903. Cette photo a ensuite été publiée dans le National Geographic en avril 1904.
Depuis, j’ai trouvé une autre occurrence de la photographie utilisée dans Le Pèlerin, publiée dans la presse française, semble-t-il, elle aussi en 1909 (je n’ai malheureusement pas pour le moment de référence plus précise), avec quasiment la même légende.
L’accent est mis ici sur la représentation du souverain « entouré de sa cour » (tandis que la légende du Pèlerin parle de « grand costume »). Ménélik est présenté entouré de Lidj Yassou, « héritier présomptif » du trône, et du ras Mikaël, père de ce dernier. Or, précise Estelle, la gravure en couverture du Pélerin « est un montage/trucage combinant dessin et collage de morceaux de différentes photographies pour créer une scène qui n’a jamais existé, pour des besoins politiques évidents. L’auteur utilise la photographie du National Geographic comme modèle pour sa composition en l’actualisant au contexte des années 1909-1911. L’héritier présent sur la photo n’est pas Yassou mais Wasan Segad, le frère aîné de Iyasu, déjà décédé, mais le spectateur français n’est pas censé reconnaître ses traits. Alors que la santé de Menelik devient préoccupante, ce trucage permet de montrer en France la cohésion de la cour, et aussi que la succession est assurée ».
Pour plus d’explication sur le contexte de la fin du règne de Ménélik II, on se reportera à l’article d’Estelle Sohier : « Le corps des rois des rois dans la ville : Ménélik II et Haylé Sellasé à Addis Abeba », Afriques [En ligne], 03 | 2011, mis en ligne le 27 décembre 2011, consulté le 22 juin 2014. URL : http://afriques.revues.org/1015.
J’en extrais quelques éléments qui éclairent la publication de cette photographie-montage :
La santé de Ménélik, constate son médecin, le docteur Vitalien, Français d’origine antillaise, commence à décliner en 1904. En mai 1906, les ministres étrangers témoignent à leur tour d’une attaque d’apoplexie du souverain, attaque qui se renouvelle en mai 1908, puis en août de la même année, ainsi qu’en janvier, août et octobre 1909. Si certains témoignages tiennent le roi des rois Ménélik II pour mort dès 1909 (il a fait sa dernière apparition publique en octobre 1909 en recevant le ministre italien Colli en poste à Addis Abeba), il ne serait effectivement décédé qu’en 1913, après une longue période de maladie et de réclusion, mais sa disparition n’a été rendue publique qu’en 1916 et célébrée lors d’un « tazkār » en 1920.
À partir de 1909, les rumeurs sont relayées par les journaux français et européens. « La Petite République » titre le 29 janvier 1909 : « Ménélik mourant », tandis que le journal « L’Éclair » affirme le 24 novembre 1909 : « Les jours du Négus sont comptés ». Les journaux allemands, anglais ou italiens rapportent occasionnellement les mêmes informations. La mort de Ménélik II sera tue par le gouvernement éthiopien pendant environ trois ans, jusqu’à la déposition du prince hériter, Lidj Yassou, en septembre 1916.
À partir de 1909, explique l’auteure, une production d’images, à travers la presse en particulier, traduit et sert la volonté politique française de soutenir l’indépendance de l’Éthiopie, face notamment aux prétentions italiennes. Cette photographie-montage en fait manifestement partie.
On peut probablement considérer que la carte postale de Walery remplit la même fonction, en présentant une figure impériale qui revendique avoir confiance en sa foi et sa puissance, mais aussi en son chemin de fer, dont la construction par les Français a commencé en octobre 1897 (pour se terminer en 1917). On ne peut s’empêcher d’être frappé cependant par la grossièreté des traits du visage du souverain et le caractère ridicule du traitement de la coiffe en crinière de lion.
Il serait intéressant de dater précisément la production de cette carte postale.
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Rappels à propos de Lidj Yassou
✦ Le livre d’Estelle et cette conférence donnée à la BULAC.
✦ Le dernier livre paru sur Lidj Yassou, coédité par Éloi Ficquet et Wolbert Smidt.
✦ Ce billet relatant la visite du prince héritier à la gare de Diré-Daoua le 27 février 1915.
Peut-être l’original de la statuette représentant Ménélik II est-elle une photographie prise par J. A. Michel ?
Même costume dans le détail, même crinière de lion sur la tête. J’ai moi aussi la carte Walery. Mais c’est seulement aujourd’hui que je compare les deux parmi tous les documents que j’ai.
Jean Adolphe Michel est un drôle de personnage incontournable dans l’histoire postale éthiopienne. Il mériterait tout un chapitre rien que sur lui. Pour ma prochaine expo, j’ai hésité entre Baeteman et lui. Ce sera la prochaine…
J. A. Michel est un postier suisse recruté par A. Ilg pour remplacer les trois premiers postiers suisses eux aussi. Spitzer est mort d’insolation en traversant le Tchertcher, Wullscheleger se suicidera le 11 décembre 1900 à Harrar et Muhle seul reste après avoir dirigé Harrar il est directeur de la Poste à Addis Abeba.
Il embarque le 22 septembre 1900 à Marseille sur le paquebot Annam. Il arrive à Djibouti, puis Harrar. Il en repart le 12 novembre pour Addis Abeba. Il restera en Éthiopie jusqu’en septembre 1918 comme conseiller pour la Poste des gouvernements successifs. Il se retire à Nice jusqu’à sa mort le 13 novembre 1967.
Lui aussi photographe, il est l’auteur de plusieurs séries de cartes postales d’une haute valeur documentaire.
La carte postale présentée fait partie de la dernière série produite en 1931.
Certaines de ses photos sont visibles dans l’article de Ulf Lindhal paru dans le Menelk’s Journal n° 27 d’octobre décembre 2008.
Merci beaucoup Serge pour cet envoi qui prolonge l’enquête ouverte avec Estelle. Je prépare un billet séparé plutôt que d’intégrer ici ce cliché.