Séduits par une vie d’aventures

26 octobre 2014 Par hugfon
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Portrait d’un groupe d’Européens – VMZ 346.17.021.a Avec l’aimable autorisation et © Musée d’ethnographie de l’Université de Zurich, Suisse (Völkerkundemuseum der Universität Zürich, Schweiz). Tous droits réservés.

Une récente visite1 au musée d’ethnographie de l’Université de Zurich (rouvert depuis juin dernier) me donne l’occasion de revenir sur la photographie que j’ai publiée dans Un Train en Afrique (en tête du chapitre consacré à Alfred Ilg) puis dont j’ai parlé sur ce blog ici et ici.

Le musée conserve les archives photographiques d’Alfred Ilg (1854-1916) données par sa famille. Parmi le millier de négatifs (plaques sèches au gélatino-bromure d’argent) et les quelque 125 plaques stéréoscopiques (diapositives) qui constituent cette collection se trouve un tirage sur papier albuminé (format 24,5 cm x 18 cm, collé sur carton) récemment déposé au musée par le petit-fils d’Alfred Ilg et que je n’avais pas encore eu l’occasion d’examiner.

On y voit posant devant l’entrée d’une maison un groupe d’Européens. Parmi les personnages se reconnaissent sans conteste Alfred Ilg et Léon Chefneux, qui s’associèrent pour constituer en novembre 1896 la Compagnie impériale des chemins de fer éthiopiens (CIE). Des indications portées au crayon au dos du tirage désignent de surcroît deux compatriotes de Ilg : Ernst Zimmermann et Heiri Appenzeller, respectivement mécanicien et menuisier. Quatre autres personnes composent le groupe, dont un curieux personnage assis au centre sur une chaise basse. Il est vêtu à la manière des Éthiopiens des hautes terres, d’un shamma, une ample toge de coton blanc, signe de sa singularité ou de son ancienneté dans le pays.

L’examen de ce tirage m’a permis de constater que la distribution des noms au dos du carton (qu’il faut lire inversés droite/gauche) renvoie assez précisément à la disposition des personnages qui posent sur la photo. Le nom de Zimmermann ne figure pas sur la même ligne que les autres, détail que j’ignorais, faute d’avoir pu consulter le document, lorsque je publiai cette photographie en 2012 dans Un Train en Afrique : je n’avais alors connaissance que du seul contenu des annotations.

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Tirage albuminé, format 24,5 cm x 18 cm, collé sur un carton. Sans date. Photographe non identifié. VMZ_346_17_021.a © Musée d’ethnographie de l’Université de Zurich. Tous droits réservés.

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Tirage albuminé, verso. VMZ_346_17_021.a © Musée d’ethnographie de l’Université de Zurich. Tous droits réservés.

Fanny Zwicky-Ilg, la défunte fille d’Alfred Ilg, avait tenté dans les années 1970 de légender au mieux de ses connaissances — car elle n’avait que quatre ans lorsqu’elle quitta l’Éthiopie avec ses parents2 — les photographies laissées malheureusement sans légende par son père. Elle avait annoté pour le conservateur le Dr Walter Raunig une série de tirages modernes réalisés à partir des plaques négatives. Toutefois l’écriture au dos du tirage albuminé est différente, comme me l’a précisé Mme Guggenheimer, Responsable des archives photographiques au musée de Zurich. Nous ne savons donc pas qui est l’auteur de ces annotations, sinon qu’il s’agit vraisemblablement d’un des enfants d’Alfred Ilg : il est écrit le mot Papa souligné.

Ce qui me conduit aujourd’hui à publier ce correctif : Chefneux et Appenzeller sont bien assis sur le muret, mais Zimmerman est debout, à droite du personnage assis sur une chaise que j’avais pris initialement pour le mécanicien suisse. Les portraits tels qu’ils sont alignés ci-dessous représentent donc de gauche à droite : Chefneux, Zimmermann, Ilg et Appenzeller.

les connus

Cette photographie est singulière dans la collection du musée non seulement parce que c’est le seul tirage d’époque, mais aussi parce qu’elle semble dater des premières années du séjour d’Ilg en Éthiopie, tandis qu’il est installé à Entotto, alors que la majorité des photographies conservées par le musée correspondent davantage aux années pendant lesquelles Ilg vit à Addis Abeba, dans la nouvelle capitale fondée par le roi des rois vers 1886.

Deux autres photographies, presque identiques, donc prises à très peu de temps l’une de l’autre comme on le fait lorsqu’on double une prise de vue, représentent trois personnages tenant des fusils de chasse, dont un manifestement est Zimmermann. Ce qui, soit dit au passage, nous donne les portraits de deux personnes supplémentaires dans l’entourage d’Alfred Ilg.

Zimmermann

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VMZ_346_17_016. Avec l’aimable autorisation et © Musée d’ethnographie de l’Université de Zurich, Suisse (Völkerkundemuseum der Universität Zürich, Schweiz). Tous droits réservés.

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VMZ_346_17_017. Noter le voile en bas de la photographie qui explique peut-être que la prise de vue ait été doublée. Avec l’aimable autorisation et © Musée d’ethnographie de l’Université de Zurich, Suisse (Völkerkundemuseum der Universität Zürich, Schweiz). Tous droits réservés.

Ilg et Chefneux

Sur le portrait de groupe, on remarque la jeunesse des traits des quatre personnages identifiés et notamment d’Ilg et Chefneux dont on connaît davantage de portraits lorsqu’ils sont plus âgés. Il suffit pour s’en convaincre de regarder les photographies publiées par Charles Michel à Paris chez Plon en 1900 dans son livre Vers Fachoda, à la rencontre de la mission Marchand à travers l’Éthiopie. Mission de Bonchamps (Ilg a été nommé conseiller d’État en mars 1897).

Vers Fachoda 100-101

Pour mieux évaluer l’âge des mêmes hommes sur le portrait de groupe, on se rappellera qu’Alfred Ilg arrive au Choa à la fin de l’année 1878 et qu’il va avoir 25 ans (il est né le 30 mars 1854). Chefneux, lui, est de peu son aîné (il est né le 15 janvier 1853). Pour mémoire, Rimbaud, né le 20 octobre 1854, avait à peu près le même âge que ces deux-là.

D’autre part, j’ai fait l’hypothèse que ce cliché avait été pris devant la maison qu’habitait Ilg à Entotto.

Selon son biographe Conrad Keller (Alfred Ilg, sein Leben und sein Wirken als schweizerischer Kulturbote in Abessinien, Huber, Frauenfeld, 1918, p. 26), cité par Francis Anfray 3, Ilg arrive dans la région d’Entotto au début d’avril 1878, accompagné de Zimmermann et Appenzeller. Répondant à une demande de Ménélik qui souhaite faire venir auprès de lui des techniciens européens, sollicitation qui transite par la filiale à Aden de la maison suisse Furrer & Escher, exportatrice de café, Alfred Ilg, jeune ingénieur sorti de l’Institut Polytechnique de Zurich, s’embarque pour l’Éthiopie en mai 1878 en compagnie de deux de ses compatriotes. Borelli, pour décrire Ilg, dira de lui dans son journal 4 : « M. Ilg est un ingénieur distingué que la vie d’aventures a séduit. » (Antotto, 1er octobre 1886)

Après une attente de quatre mois à Zeïlah, les trois jeunes gens gagnent le Choa à la fin de l’année 1878. Ils arrivent à Ankober où réside le roi le 1er janvier 1879.

On sait que Ménélik envisage le déplacement de sa cour d’Ankober à Entotto dès 1879. Dans une lettre envoyée de Harar le 28 novembre 1880 au directeur du journal L’Exploration, F Taurin Cahagne, vicaire apostolique des Gallas, qui se présente lui-même comme « un des plus anciens voyageurs français au Chewa (Choa) », écrit (il est manifestement agacé par les inexactitudes qu’il lit dans les journaux) :

Hilk Ferdinand

Francis Anfray donne plusieurs extraits fort intéressants du journal du père Ferdinand rédigés en 1880 :

Anfray 3

L’explorateur Gustavo Bianchi publie une gravure représentant la résidence de l’ingénieur Alfred Ilg à Entotto en 1880 (Alla Terra dei Galla, 1884, p. 241).

Ilg Bianchi

En 1884, Henry Audon, parent de Chefneux, entreprend à la demande de ce dernier un voyage au Choa qui va durer quatre années. Il publie en 1889 dans la revue Le Tour du monde un long récit de son voyage : « Voyage au Choa (Abyssinie méridionale) » et décrit au début du chapitre VIII son installation sur la lisière d’Entotto où habitent cinq Européens.

les Européens à Entotto

On trouve illustrant son récit deux gravures, réalisées d’après des photographies créditées Chefneux et Audon, qui montrent les maisons d’Appenzeller et Ilg.

Tour du Monde Appenzeller

Tour du Monde Ilg

Je dispose en outre d’une carte postale publiée par les Frères Künzli à Zurich, montrant la maison d’Ilg. La photographie est la même que celle qui a servi à faire la gravure dans Le Tour du Monde. On y distingue de meilleurs détails du paysage environnant.

Ilg

Carte postale 89 x 139 mm, phototypie, coll. H FONTAINE.

On trouve une photographie similaire (angle de vue un peu différent, davantage de personnages assis) p. 41 de la biographie de Conrad Keller avec la légende : Alfred Ilgs Wohnhaus in Antotto.

D’autres photographies consultées dans le fonds Ilg du Musée de Zurich montrent cette même maison entourée de bananiers.

Dans son Journal à la date du 27 juillet 1886, Jules Borelli mentionne un quartier européen :

Borelli-europeens

 

Quant à Léon Chefneux, selon ses états de service, établis de sa main pour son dossier de la Légion d’honneur, il se présente comme un négociant établi au Choa (Abyssinie méridionale) depuis 1882. Il a en réalité voyagé à travers l’Éthiopie dès 1877 en travaillant d’abord pour Pierre Arnoux (Société commerciale franco-éthiopienne) puis avec le Nîmois Paul Soleillet qui, employé comme lui par la Société Française, crée une factorerie en 1882.

Etats de service Chefneux

Etat de services de Léon Chefneux. Extrait de son dossier de la Légion d’honneur : LH/514/68, Archives nationales. Paris.

Ce cliché a donc été pris au moment où Ilg est installé à Entotto, c’est-à-dire entre 1879 et la date de son départ pour la nouvelle capitale, Addis Abeba, que fonde Ménélik à Finfini vers 1886. Ilg occupera alors une autre maison, manifestement plus grande

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Inv. VMZ 800.22.002. Avec l’aimable autorisation et © du Musée d’ethnographie de l’Université de Zurich, Suisse (Völkerkundemuseum der Universität Zürich, Schweiz). Tous droits réservés.

Pour conclure (provisoirement) : quatre personnages sont donc identifiés de manière certaine sur les huit qui figurent sur ce cliché. J’ai aujourd’hui une idée plus précise de l’identité de trois autres personnages, tous barbus, notamment celle du vénérable vieillard habillé à l’abyssine. Mais l’enquête nécessite de réunir encore certains éléments de preuve.

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barbus

Jacques Desse, l’un des deux découvreurs du portrait présumé de Rimbaud sur le perron de l’hôtel de l’Univers à Aden5, m’a écrit au sujet de la photographie de ce groupe qui l’intéresse notamment pour les liens que les personnages qui y sont représentés ont entretenus ou peuvent avoir entretenu avec Arthur Rimbaud pendant ses différents séjours en Éthiopie. Rimbaud, qui correspondait avec Ilg 6, connaissait bien Appenzeller et Zimmermann (qu’il surnomme parfois Zimmi), comme en témoignent plusieurs lettres (Rimbaud à Ilg, Harar, 25 juin 1888 ; Rimbaud à Ilg, Harar, le 7 avril 1890).

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J Desse propose une hypothèse, qu’il publiera bientôt, au sujet du personnage qui se tient debout au centre de la composition. Elle se fonde sur une extrapolation à partir d’un portrait représentant celui qui serait le même individu, mais plus jeune. Si cette hypothèse se révélait exacte (par le croisement d’informations supplémentaires), elle présenterait l’avantage d’affiner la date de la prise de vue puisque l’on connaît précisément celles du séjour de cet homme en Éthiopie. J’ai pour ma part quelques doutes mais le raisonnement vaut certainement d’être examiné.

J Desse s’interroge également sur l’auteur de ce cliché. Cette question est bien sûr cruciale, car la qualité technique de la photographie — comme celle des deux portraits du groupe de chasseurs d’ailleurs, photographiés dans l’ombre — laisse présumer que le photographe avait une bonne maîtrise de son appareil et des temps de pose. Je ne pense pas qu’il s’agisse d’Alfred Ilg, lequel ne disposera d’un matériel photographique que bien plus tard.

Outre la nécessité de publier ce correctif, la mise en ligne de ces informations— qui ne manqueront pas d’intéresser les passionnés de ces questions autour de la Corne de l’Afrique au tournant du XXe siècle— servira peut-être, je l’espère, par quelque nouvelle réaction ou contribution d’un lecteur, à faire progresser l’enquête autour de cette passionnante photographie.

Notes

    1. Je remercie cordialement Mme Mareile Flitsch, Directrice du Musée d’ethnographie de l’Université de Zurich, M. Alexis Malefakis, Conservateur du Département Afrique, Mme Salomé Guggenheimer, Responsable des archives photographiques, ainsi que l’ensemble du personnel du musée.
    2. Elisabeth Biasio, Prunk und Pracht am Hofe Menilek, Verl. NZZ, Zürich, 2004, p. 17. 
    3. Francis Anfray, « Autour du vieil Entotto », in : Annales d’Éthiopie. Volume 14, année 1987. pp. 7-12.
    4. Jules Borelli, Éthiopie méridionale : journal de mon voyage aux pays Amhara, Oromo et Sidama, septembre 1885 à novembre 1888.
    5. On trouve sur le site Arthur Rimbaud, le poète un rappel du dossier « Portrait de groupe à l’Hôtel de l’Univers (Aden) »
    6. Le Bâlois feu Jean Voellmy a publié, annoté et préfacé 35 lettres de Rimbaud à Alfred Ilg écrites de 1888 à 1891 (Gallimard, 1965).